Dans le cadre de l’édition 2019 de la Nuit de la lecture, nous vous invitions à lire les textes de votre choix. Vous avez été nombreux à participer à ce ballet, valsant avec T. S. Eliot, Olympe de Gouges, Robert Desnos, Angélica Gorodischer et tant d’autres.
Personnages lisant, c’est le titre du beau texte écrit par Anne Serre pour rendre compte de cette Nuit. En partenariat avec la Maison des écrivains et de la littérature (Mel).
Depuis la fondation de la Sorbonne au XIIIe siècle, ses étudiants y deviennent des personnages (voir au Petit Palais une sculpture représentant Villon : on dirait un berger rassemblant son troupeau). Il semble qu’on entre à la Sorbonne pour y faire des études de Lettres, et que depuis toujours, peut-être seulement en traversant sa cour pavée, on s’y transforme en personnage le temps de ses études, avant de devenir soi-même.
C’est ce que j’ai pu constater et vérifier au cours de cette « Nuit de la lecture », dans la très belle bibliothèque où une majorité d’étudiants – mais quelques aînés aussi – se sont succédé au micro pour dire un texte de leur choix. Cette nuit-là, on aura vu et entendu un jeune Marcel Proust ou Montesquiou à redingote et montre à gousset, nous lire une fable de La Fontaine, Contre ceux qui ont le goût difficile, s’achevant par les vers suivants : Les délicats sont malheureux, rien ne saurait les satisfaire. Puis, sortant d’un tableau de Klimt, de Burne-Jones ou de Khnopff, une jeune fille à très longue chevelure rousse et à longue jupe noire, venue peut-être déclarer très bravement son amour à un garçon dans la salle, en lisant J’ai tant rêvé de toi de Robert Desnos. On fait ce genre de choses audacieuses quand on a dix-huit ans, qu’on étudie à la Sorbonne et qu’on commence à être pétri de littérature et de poésie. Une biche au port de tête Régence, succède à sa consoeur, pour dire avec esprit un passage d’un des plus cruels romans du XVIIIe siècle : Les liaisons dangereuses. Et là aussi j’imagine des passions dans l’air, car s’il y a bien un lieu où il est difficile de ne pas tomber amoureux, c’est la Sorbonne avec ses plafonds peints de fresques, l’incroyable épaisseur de son histoire, de son savoir. La preuve : une jeune fille en mini jupe écossaise, qui a beau être née sans doute en 2000, disant un poème du si romantique Wordsworth, sur la perte de l’amour. Et dans la salle, à l’écoute de ce poème, deux étudiantes spectatrices et mélancoliques se tenant par la taille.
Je me demandais si ces jeunes lecteurs choisiraient des textes contemporains ou « du répertoire ». Quelques uns d’entre eux ont fait le choix de textes contemporains, comme ce poème « d’un garçon de dix-sept ans » dit par une jeune fille :
Je voulais moi aussi
un peu de rouge sur mes lèvres,
alors je l’ai embrassée.
ou des extraits de textes de Franz Bartelt, Chamoiseau, Bolano. Mais la grande majorité puise dans le répertoire de ses études, de ses lectures quotidiennes, car lorsqu’on a vingt ans, le présent, ce sera pour plus tard. On sait bien que se nourrir d’abord des œuvres du passé vous façonne et vous met le pied à l’étrier. Par bonheur, le féminisme et la Révolution sont toujours en marche. Jouissons sans entraves, déclare posément une étudiante, reprenant le célèbre slogan de mai 68, après avoir lu L’Hymne des femmes créé en mars 1971 par des militantes féministes à Paris (et repris il y a peu, cinquante ans plus tard, par le duo Brigitte). Mais voici qu’Olympe de Gouges, elle aussi, fait son entrée, en jupe à fleurs, avec sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Suivie de près par un lecteur ardent de Quatre-vingt-treize (année où Olympe a été guillotinée), nous lisant le portrait de Cimourdain, l’inflexible révolutionnaire résumé par Hugo en ces mots : « Une ligne droite qui ne connaît pas la courbe ». Beau programme que cette ligne droite, dans cette bibliothèque de la Sorbonne, où, pour la soirée, une installation tragi-comique des plasticiens Jean-Pierre et Etienne Sag a été mise en place : une tente quechua, sa sébile et son panneau de carton sur lequel est écrit : Longtemps je me suis couché de bonne heure…
Après Léo Ferré et Prévert, de l’un : La violence et l’ennui, de l’autre : son Pater noster et son Marché aux oiseaux qui sera chanté par une très belle voix de femme, voici notre Baudelaire des Petits poèmes en prose, René Char et son Envoûtement à la Renardière, puis Cummings, et The Waste Land de T.S. Eliot. La poésie ne rompt point, couronnée par les irrésistibles pages du Livre de lecture de Gertrude Stein. Mais voici qu’à nouveau apparaît un sacré personnage, une sorte de jeune Antonin Artaud (à moins que ce ne soit un Joyce rajeuni lisant Finnegans Wake), qui stupéfie l’assemblée en disant d’une manière extraordinairement inspirée, cadencée, rythmée, un poème portugais, en portugais, de lui-même… Auquel succède, pareille à une figure peinte sur le rideau de Parade, une délicieuse personne japonaise, s’essayant avec art au français, et ayant choisi pour cet exercice, avec un humour presque dada, la lecture d’une page d’un manuel d’équitation.
Dix autres encore, ce soir-là, auront introduit leur vie, leurs goûts, leurs lectures et leurs rêves sous le plafond peint, parmi les célèbres lampes vertes de la bibliothèque qui la rendent pareille à une forêt. C’est drôle comme tout ce qui est très réussi et très beau ressemble toujours à un théâtre d’ombres. Passé 21h, les personnages se sont enfuis, laissant derrière eux ce ventre magique et si fécond qu’est la Sorbonne depuis toujours.
Anne Serre